mardi 4 mars 2014

La menace d'une guerre plane en Ukraine

par Alan Maas et Lee Sustar

Les forces armées russes ont pris le contrôle militaire de la péninsule de Crimée, créant la menace d’une escalade vers une guerre qui pourrait déchirer l’Ukraine et tourner au conflit ouvert entre superpuissances mondiales.



La prise de contrôle de la Crimée a été la riposte du président russe Vladimir Poutine à la chute du président ukrainien Viktor Ianoukovitch. L’homme fort du régime pro-russe et le symbole de la corruption a fui la capitale Kiev le 21 février après les combats meurtriers entre la police anti-émeutes de son régime et les combattants défendant le soulèvement populaire qui avait, depuis novembre, son centre sur la place Maidan de Kiev.

La chute de Ianoukovitch et le triomphe du mouvement de Maidan ont débouché sur la création d’un nouveau gouvernement aux mains des partis conservateurs et d’extrême-droite, soutenus avec enthousiasme par les Etats-Unis et l’Europe qui espèrent en tirer bénéfice politiquement et économiquement aux dépens de la Russie. Confronté à la perspective de perdre le pouvoir dans un pays situé à la frontière occidentale de la Russie et qui continue à faire partie intégrante de son empire économique, Poutine a réagi avec force.

De la carotte au bâton


Vendredi, alors que la prise de contrôle de la Crimée allait bon train et que Ianoukovitch tenait une conférence de presse en Russie, affirmant qu’il était toujours le « président en charge » de l’Ukraine, le Parlement russe a donné à Poutine l’autorité lui permettant de recourir à la force militaire, n’importe où en Ukraine et pour une période de temps indéterminée. Il s’agit là d’une menace ouverte de guerre contre un pays de 46 millions d’habitants qui fut sous la coupe de Moscou pendant l’empire des tsars et l’Union soviétique jusqu’à l’éclatement de celle-ci en 1991.

En tentant d’intimider l’Ukraine pour qu’elle se soumette à sa volonté, le dirigeant russe joue un rôle qui lui est familier. L’occupation de Maidan a été, en fait, suscitée par la colère devant la décision de Ianoukovitch, prise sous la pression de la Russie, d’abandonner le projet de signer un accord pour une plus grande coopération avec l’Union européenne.

L’hostilité à la domination historique de la Russie sur l’Ukraine a été un facteur déterminant dans l’ensemble des manifestations. Mais d’autres questions sont aussi venues à l’avant-plan, parmi lesquelles les revendications en faveur de véritables institutions démocratiques et l’opposition à la corruption généralisée, qui est endémique à chacune des factions de l’élite en Ukraine, qu’elles soient pro-russes ou non. Le mouvement de protestation était un soulèvement venu d’en bas, qui n’a pu être facilement contrôlé ni par les partis pro-occidentaux qui prétendaient le conduire, ni par les organisations d’extrême-droite qui ont gagné une grande réputation parmi les occupants de Maidan suite aux combats avec les forces anti-émeutes.

Alors même que Ianoukovitch tentait d’écraser Maidan par une série de mesures de répression brutale, Poutine et la Russie ont essayé d’éloigner les partis traditionnels de l’opposition de l’Occident et de les séduire par un accord de partage du pouvoir, en leur promettant le maintien de l’aide russe. Mais cette approche de la « carotte soutenue par un gros bâton », provisoirement acceptée par les dirigeants de l’opposition, a perdu toute efficacité lorsque le régime de Ianoukovitch s’est effondré.

La Russie brandit désormais le seul bâton, en faisant naître le spectre d’une guerre totale si le gouvernement ukrainien rompt avec la Russie. Même si l’intervention russe se limite à la Crimée et qu’un conflit armé n’éclate pas ailleurs – ce qui est un gros « si », compte tenu du niveau élevé des tensions – faire passer la péninsule de Crimée sous une domination russe de fait donnera un effet de levier énorme à Moscou sur le gouvernement ukrainien.

Hypocrisie occidentale


A leur manière typiquement hypocrite, des responsables politiques américains et européens ont dénoncé la Russie, à la suite de Barack Obama qui a critiqué les « violations » du droit international et de la souveraineté de l’Ukraine.

Ces dénonciations sont donc venues du dirigeant d’un Etat qui, à de nombreuses reprises, a envahi et occupé des pays souverains, l’Afghanistan et l’Irak n’étant que les dernières victimes en date. Obama dirige une armée qui mène des guerres non déclarées, en utilisant des drones et en manœuvrant des groupes locaux, au Moyen-Orient et au-delà, et il dirige une administration qui a instigué des coups d’Etat et encouragé l’utilisation d’une violence brutale dans tous les pays d’Amérique latine – considérée elle-même comme la « cour » des USA - où la domination de Washington était ou est menacée.

La posture des dirigeants américains et européens n’a rien à voir avec un intérêt pour la démocratie ou le droit à l’autodétermination de l’Ukraine. L’offre faite l’an dernier à celle-ci d’une plus grande coopération avec l’UE faisait partie d’une stratégie menée de longue date et visant à attirer les anciennes républiques de l’URSS dans l’orbite des Etats-Unis et l’Europe – stratégie comprenant un volet militaire, celui de l’expansion de l’OTAN dirigée par les États-Unis jusqu’aux frontières de la Russie elle-même.

Lorsque la décision de Ianoukovitch de rejeter la proposition de l’Union européenne a déclenché le mouvement de Maidan, les gouvernements occidentaux ont soudainement redécouvert leur enthousiasme pour l’occupation massive des places et des espaces publics - contrairement à ce qui s’est passé lorsqu’elles ont eu lieu à Madrid, à Athènes ou à New York. Des hommes politiques américains et européens ont défilé à Kiev pour rencontrer les dirigeants des partis de l’opposition conservatrice - le sénateur républicain John McCain (ancien candidat à la Présidence des USA contre Obama – NdT) a même été pris en photo avec le leader du parti d’extrême-droite Svoboda, qui a des liens avec le Front National français.

Maintenant, Obama et les autres dirigeants occidentaux menacent d’appliquer diverses mesures visant à punir la Russie tandis qu’en Ukraine, le Président par intérim a mis les forces armées du pays sur un pied d’alerte.

Une situation et des divisions complexes


Dans le cas d’une confrontation militaire ouverte avec l’Ukraine, la Russie aurait bien sûr l’avantage. Elle a été en mesure de réaliser la prise de contrôle de la Crimée sans rencontrer d’opposition en raison de sa présence déjà écrasante - la base navale russe à Sébastopol, à l’extrême sud-ouest de la Crimée, abrite environ 26.000 militaires russes. L’armée ukrainienne ne disposait que d’une force symbolique en Crimée et ses troupes ont été soumises à un blocus sur leurs bases ou ont été empêchées de rejoindre leurs propres installations navales.

La Crimée attire apparemment les débris du vieux régime qui s’enfuient de Kiev - par exemple, la police anti-émeute qui a tué des dizaines de manifestants place Maidan au cours de la dernière vague de répression désespérée de Ianoukovitch. Le chef de l’armée ukrainienne, nommé il y a quelques jours par ianoukovitch, a apparemment fait lui aussi défection en derniers jours prêtant allégeance à Sergei Aksyonov, le premier ministre de la République autonome de Crimée, une personnalité pro-russe qui a déclaré qu’il avait le contrôle des forces militaires et policières dans la région.

Aksionov prétend il y aura un référendum sur l’indépendance qui se tiendra le 30 mars.

La base de soutien à Ianoukovitch et à son Parti des Régions s’étend au-delà de la Crimée vers les régions méridionales et orientales de l’Ukraine. Le centre industriel du pays est situé à l’est, et l’économie y est plus intégrée avec celle de la Russie. Des manifestations pro-russes ont eu lieu dans les grandes villes de l’est et elles se sont intensifiées ce weekend - à Kharkiv, par exemple, des manifestants ont pris le contrôle d’un bâtiment gouvernemental, descendu le drapeau ukrainien bleu et jaune et hissé le drapeau russe bleu-blanc-rouge.

Mais la Russie ne sera pas en mesure d’étendre son intervention militaire au-delà de la Crimée, même dans l’Est de l’Ukraine, sans devoir faire face à une résistance significative. Des experts militaires US ont prédit dans le New York Times qu’une escalade impliquerait de gros risques pour les forces russes - y compris la possibilité de pertes importantes dans toute bataille avec les forces ukrainiennes, qui seraient appuyées par des milices d’autodéfense et de partisans.

La réalité sociale de l’Ukraine est plus complexe que la représentation données par les médias d’un Ouest et d’un Nord qui penchent vers l’Europe et d’un Est et d’un Sud qui penchent vers la Russie. Par exemple, alors que les villes de l’Est sont clairement un bastion des forces politiques pro-russes, les régions qui les entourent sont principalement ukrainophones. De plus, les préférences en matière de langue ne sont pas un déterminant unique pour l’allégeance politique.

La situation en Crimée est, elle aussi, compliquée. Outre les Ukrainiens ethniques, y vivent aussi les Tatars, un peuple de musulmans turcophones, qui ont été expulsés de la péninsule par Staline durant la seconde guerre mondiale et qui n’ont pu y revenir qu’une quarantaine d’années plus tard. Les Tatars sont donc particulièrement déterminés à éviter la domination de Moscou.

Dans une interview donnée avant la chute de Ianoukovitch, le militant socialiste russe Ilya Budraitskis a estimé que, s’il y avait un vote équitable sur la question de savoir si l’Ukraine devait s’unifier avec la Russie, « Même dans l’Est, la plupart des gens voteraient non. Ils ne font pas confiance au gouvernement russe."

La situation est cependant devenue plus polarisée au cours des derniers jours. Le spectre d’une partition de l’Ukraine a été soulevé par les menaces de guerre de la Russie mais aussi par les mesures prises par les partis de droite composant le nouveau gouvernement à Kiev, qui veulent imposer l’ukrainien comme seule langue officielle dans tout le pays. Avec des hostilités qui s’intensifient de tous les côtés, la possibilité d’escarmouches politiques et militaires et d’une escalade vers de plus grands affrontements - et une guerre pure et simple - est encore élevée.

Une domination russe séculaire


A la situation tendue au sein de l’Ukraine elle-même se superpose désormais la répétition d’une confrontation de type « Guerre Froide » entre la Russie et les Etats-Unis – qui, toutes les deux, traitent l’Ukraine comme une proie à exploiter pour son utilité économique et son importance géopolitique, sans se soucier de la démocratie, de la souveraineté nationale ou du bien-être du peuple ukrainien.

La Russie a dominé la plus grande partie de l’Ukraine depuis le 17e siècle. Après le renversement du régime tsariste lors de la révolution russe de 1917, l’Ukraine, prise au milieu d’une guerre civile entre les forces révolutionnaires et contre-révolutionnaires, a finalement rejoint la toute nouvelle Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) en 1922.

Mais la contre-révolution stalinienne a imposé un tribut sauvage. Dès la fin des années ‘20 et durant les années ‘30, l’Ukraine a souffert horriblement sous la collectivisation forcée de l’agriculture – la famine a causé la mort de millions de personnes. Staline a ensuite prit le contrôle de l’Ukraine occidentale (qui faisait alors partie de la Pologne - NdT) en 1939 après un accord avec Adolf Hitler visant au partage entre eux de l’Europe de l’Est.

Les facteurs économiques et militaires qui donnent une telle importance à l’Ukraine aux yeux de Poutine et des dirigeants de la Russie aujourd’hui ont été forgés au cours de l’ère stalinienne. La Russie a réalisé des investissements énormes dans l’industrie et l’agriculture et des gazoducs traversant Ukraine relient les producteurs d’énergie russes à leurs principaux marchés en Europe de l’Ouest.

La base navale de Sébastopol fournit à la Russie un accès à la mer Méditerranée, qui est important pour projeter le régime de Poutine comme puissance militaire mondiale. Le bail concernant cette base devait expirer en 2017 - jusqu’à ce que le régime de Ianoukovitch négocie une prolongation pour un nouveau bail de 25 ans, en échange de rabais sur les importations de gaz naturel à l’Ukraine. Comme les autres républiques de l’ex-URSS, l’Ukraine a proclamé son indépendance au cours du processus d’explosion de celle-ci en 1991. Mais dès le début, la « nouvelle » Ukraine a été dirigée par un groupe limité , constitué de dirigeants de l’ancien parti communiste et de nouveaux milliardaires qui ont fait fortune grâce à des délits d’initiés de toutes sortes qui leur ont permis de racheter des entreprises publiques offertes à la privatisation.

Le pouvoir des oligarques


Les deux premiers présidents de l’Ukraine, Leonid Kravchouk et Leonid Kouchma, étaient des créatures de la bureaucratie stalinienne qui n’ont commencé à critiquer la dictature du parti unique que lorsque la fin de l’URSS a été en vue. Ianoukovitch a accédé à la notoriété en tant que dernier des six premiers ministres de la présidence de Koutchma. Pendant ce temps, l’écart entre la masse des citoyens et l’élite minuscule des riches oligarques qui ont tiré bénéfice de la « nouvelle » Ukraine » n’a fait que se creuser plus profondément tout au long de l’ère de l’indépendance.

En 2004, le ressentiment populaire contre la stagnation de l’économie, la corruption politique et la poursuite de la domination de la Russie a explosé en manifestations de masse contre la fraude électorale organisée par Ianoukovitch, successeur désigné de Koutchma, qui avait revendiqué la victoire au cours des élections présidentielles. Ce que l’on a appelé la « révolution Orange » a forcé Ianoukovitch à se soumettre à une nouvelle élection qui a amené au pouvoir son rival Viktor Iouchtchenko.

Les néoconservateurs de la Maison Blanche de George W. Bush, alors au pouvoir à Washington, se sont empressés de monter en épingle la Révolution Orange comme un coup porté à la Russie qui permettrait à l’OTAN de poursuivre son expansion à travers l’ancien empire est-européen de l’URSS, jusqu’aux frontières de la Russie elle-même.

Mais Iouchtchenko a rapidement déçu ceux qui pensaient qu’il irait au-delà d’un affrontement avec ses rivaux politiques et qu’il défierait les oligarques qui s’enrichissaient alors que l’économie stagnait et le système corrompu au service de l’élite du pays.

Pendant ce temps, la Russie a réussi à contrer la tentative de Washington pour gagner en influence en Ukraine en soumettant le nouveau gouvernement à un chantage aux livraisons essentielles de pétrole et de gaz. Elle s’est également appuyée sur des accords négociés en coulisses avec les oligarques de l’Ukraine, y compris ceux liés à la Révolution Orange.

Le cas le plus emblématique a été Ioulia Timochenko, dont la libération de prison pendant les derniers jours de Ianoukovitch a été célébrée par les médias occidentaux comme une victoire pour la liberté et la démocratie. Timochenko a un passé plus sombre que ce qu’ont en dit les médias. Elle est devenue elle-même une oligarque en profitant des aubaines offertes par les privatisations après l’indépendance. Elle était une proche alliée de Iouchtchenko en 2004 mais elle a rompu avec lui après deux ans. En outre, elle a passé un accord avec Poutine sur des importations de gaz naturel par l’Ukraine qui a été considéré par beaucoup de gens comme bénéficiant à la Russie.

Un jeu d’équilibre difficile et périlleux


La Révolution Orange s’étant discréditée, Ianoukovitch a fait un retour en politique et remporté les élections de 2010.

Mais tout comme la politique suivie par Timochenko s’est révélée loin d’être conforme à l’agenda nationaliste que Iouchtchenko et elle prétendaient réaliser, Ianoukovitch, la marionnette supposée de Moscou, s’est tourné avec insistance vers l’Ouest en quête d’aide économique rapidement après son arrivée au pouvoir. Un expert d’un think tank européen écrivit alors dans le Wall Street Journal que les plans de Ianoukovitch en faveur d’une réforme économique néolibérale étaient « vraiment transformationnels ». Ianoukovitch a également poursuivi la collaboration de l’armée ukrainienne avec l’OTAN.

Pourquoi alors Ianoukovitch a-t-il été prêt à faire demi-tour et à abandonner l’accord pour une plus grande coopération avec l’UE en novembre dernier en faveur d’un accord avec Poutine ? La réponse est qu’il représente une classe dirigeante ukrainienne qui doit naviguer entre les grandes puissances impérialistes afin de maintenir sa domination de classe.

Comme l’a écrit récemment le journaliste étatsunien William Ames, qui a vécu plusieurs années à Moscou : « Ianoukovitch représente une faction des oligarques ; l’opposition, involontairement ou non, a servi de façade pour les autres factions. Beaucoup de ces oligarques ont des liens d’affaires étroits avec la Russie, mais des actifs et des comptes bancaires - et de riches demeures - en Europe. Les deux forces sont heureuses de travailler avec les institutions mondiales néolibérales. »

Comme Ames l’explique clairement, les dirigeants de l’opposition à Ianoukovitch – ceux qui sont maintenant au pouvoir à Kiev - sont tout autant impliqués dans le système corrompu dirigé par les oligarques, avec toutes leurs factions et leurs allégeances politiques rivales. Le soulèvement populaire de Maidan a donné à ces dirigeants politiques l’opportunité de se présenter en tant que champions de la démocratie - mais ils sont tout sauf cela, et ils en font déjà la preuve aujourd’hui.

Par exemple, jusqu’à l’intervention russe en Crimée, le premier point à l’ordre du jour du nouveau premier ministre Arseniy Iatcheniouk était la recherche d’un plan de sauvetage financier pour remplacer l’aide retirée par la Russie. Ce qui signifie se rendre auprès du Fonds monétaire International, qui demandera les mesures d’austérité habituelles comme condition de tout prêt.

En d’autres termes, comme alternative à une soumission continue à Moscou, les nouveaux dirigeants de l’Ukraine n’offrent qu’un avenir de subordination aux intérêts économiques européens. Les promesses de prospérité ne sont qu’une illusion - comme le savent bien les populations de la Grèce, de l’Espagne et d’autres pays frappés par la crise de la zone euro.

Le flirt de la droite avec l’ultra-nationalisme et les fascistes


Le nouveau premier ministre Iatcheniouk est un dirigeant du Parti de la Patrie, comme l’étaient Ioulia Timochenko et bien d’autres politiciens issus de la victoire de la Révolution Orange. La corruption de ces dirigeants a été mise à nu dans les années qui ont suivi celle-ci. Qu’ils se revendiquent aujourd’hui comme les dirigeants d’un mouvement exigeant la démocratie et l’amélioration des conditions de vie de la population en Ukraine pue l’hypocrisie.

Et la puanteur s’aggrave quand on considère les connexions des nouveaux dirigeants de l’Ukraine avec l’extrême-droite. Une des dernières mesures prises par Victor Iouchtchenko comme président en 2010 a consisté à honorer du titre de « Héros de l’Ukraine » Stepan Bandera, qui a collaboré avec les Nazis pendant la Deuxième guerre mondiale et a été chargé d’exécuter le génocide nazi contre les Juifs et le massacre des Polonais qui résistaient au nettoyage ethnique en Ukraine occidentale.

Cette étreinte enthousiaste de l’ultra-nationalisme par les grands partis a préparé le terrain pour le développement de partis encore plus à droite – comme Svoboda (Liberté) qui est lié à l’extrême-droite européenne. Aux élections parlementaires de 2012, Svoboda a gagné 10,4 % des suffrages et est devenu le quatrième parti en nombre de sièges.

Au sein de la mobilisation massive du mouvement Maidan, l’extrême-droite a eu une très grande visibilité - particulièrement parmi ceux qui ont défendu l’occupation contre les attaques de la police. Les unités d’auto-défense ont été en partie contrôlées par le Secteur Droit, un groupement extra-parlementaire doté d’une structure de commandement disciplinée et d’une idéologie explicitement fasciste.

La place prééminente occupée par les dirigeants de droite sur le podium consacré aux prises de parole et par l’extrême-droite parmi les manifestants a conduit certains à gauche à rejeter entièrement le mouvement de Maidan. Mais les soi-disant « dirigeants » de Maidan parmi les partis d’opposition ont eu de plus en plus difficile à contrôler l’insurrection. Vitali Klitschko, par exemple, a été hué par les manifestants après l’annonce d’un accord de partage du pouvoir qui aurait permis à Ianoukovitch de rester au pouvoir.

En ce qui concerne la présence du Secteur Droit et d’autres forces de l’extrême-droite, Ilya Budraitskis du Mouvement Socialiste Russe a insisté, dans une interview donnée au magazine allemand Marx 21, sur le fait que la gauche avait l’obligation, certes très difficile, de s’engager dans le mouvement de Maidan :

« Le Secteur Droit essaie d’établir sa domination sur le mouvement de masse. Mais jusqu’à présent, heureusement, il n’a pas réussi - parce que le cœur du mouvement n’a rien à voir avec le fascisme... (…) Le mouvement de Maidan émerge d’une société post-soviétique qui a été dépouillée de toute conscience de classe et qui n’a aucune tradition de protestation. C’est pour cela que le mouvement peut prendre des formes très différentes - et changer de caractère particulièrement rapidement, en se déplaçant vers la gauche ou vers la droite... L’essentiel est que la grande majorité des manifestants sont politiquement actifs pour la première fois - et que maintenant, ils organisent le Maidan contre les bataillons brutaux de la police. 300.000 personnes ont participé aux plus grandes manifestations à Kiev. La grande majorité d’entre elles n’ont rien à voir avec l’extrême-droite. »

La menace d’une guerre pure et simple - et la certitude d’une crise qui pourrait conduire à la partition du pays, officiellement ou dans les faits - ne fera que rendre plus difficile la contestation de la domination des politiciens de droite, qui pourront utiliser la poursuite du conflit avec la Russie pour se présenter comme d’ardents défenseurs nationalistes de l’Ukraine, même lorsqu’ils cracheront leur haine.

Quoi qu’il arrive maintenant, la gauche - à l’intérieur de l’Ukraine et à l’étranger - doit être claire : l’Ukraine a droit à l’autodétermination, c’est-à-dire le droit d’être libre de la domination de la Russie mais aussi de l’Occident.

Dans la rivalité inter-impérialiste entre la Russie et les Etats-Unis - tout comme lors du précédent conflit au sein de l’Ukraine entre le régime de Ianoukovitch et les partis de centre-droit et d’extrême-droite de l’opposition - les deux camps représentent l’exploitation et la répression.

Les intérêts des travailleurs en Ukraine ne seront pas servis par l’asservissement continu du pays aux oligarques russes - ni par sa réduction au statut d’un nouvel Etat européen vassal, où une austérité vicieuse sera imposée dans l’intérêt des banquiers. De même, les anciennes forces du régime de Ianoukovitch, potentiellement regroupées derrière la puissance militaire russe, ne sont pas plus bienveillantes que les forces d’extrême-droite qui espèrent dominer le pays après leur rôle dans le mouvement de Maidan.

L’intervention militaire de Poutine en Ukraine est un jeu de puissance à l’état pur - la dernière en date d’une longue liste d’aventures impérialistes russes. Mais les partis corrompus de droite qui dirigent maintenant le gouvernement de l’Ukraine vont essayer d’utiliser la prise de la Crimée par la Russie pour encore attiser le nationalisme - tout en évitant d’offrir une véritable alternative qui réponde aux besoins de la population travailleuse.

Tant que les alternatives politiques resteront confinées à l’un ou l’autre des deux oppresseurs - au sein de l’Ukraine ou à l’extérieur – la population ukrainienne restera sous la domination de ceux-ci.

Alan Maas, Lee Sustar.

Reproduit avec l'accord gracieux du site AVANTI4.be
L'article original a été publié le 3 mars 2014 sur le site socialistworker.org (USA) sous le titre The threat of war hangs over Ukraine. Traduction française et intertitres pour Avanti : Jean Peltier

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