Une tribune de Paul Michalon parue le 31 octobre 2014 dans «Libération». Paul Michalon, enseignant, est l'un des frères de Vital Michalon, tué par les flics en 1977 à Creys-Malville (Isère) par une grenade offensive lors d’une grande mobilisation européenne contre le projet de surgénérateur nucléaire Superphénix. Ce projet a été définitivement abandonné sous Jospin par arrêté ministériel, le 31 décembre 1998.
Malville-Sivens… on recommence. Je me souviens de cette immense procession sous une pluie morne, des cirés multicolores, et, malgré tout, de cet élan qui nous portait vers le site comme un des grands buts de notre jeunesse. Je me souviens de l’hélicoptère blanc du préfet Jannin qui tournoyait, surveillant tout, recevant et donnant certainement des ordres. Je me souviens du pré auquel les premiers milliers de marcheurs ont accédé, les autres restant bloqués sur d’étroits chemins, résultat d’une habile stratégie militaire…Je me souviens des quelques excités, peu nombreux en vérité, tenant le devant de la scène au bas du pré. Et rapidement les tirs de grenades à cadence rapide, au bruit, au souffle ou aux gaz insupportables. Puis les fusils passant à l’horizontal. Je me souviens de Manfred Schultz, main arrachée par un de ces projectiles qu’il avait eu l’imprudence de vouloir relancer, puis de Michel Grandjean, transporté en hâte, hurlant avec son pied déchiqueté. Et du brigadier Touzeau, avant-bras explosé par la grenade qu’il allait nous envoyer - mais qu’il avait tardé à lancer. Et bien sûr, je me souviens de mon cher frère Vital, perdu de vue dans le brouillard des lacrymogènes et dont j’ai dû peu après reconnaître le corps à la mairie de Morestel.
Mutisme. Je me souviens que l’on ne nous a jamais rendu le ciré qu’il portait, que l’autopsie a conclu à une «explosion» sans plus s’avancer, et le procès à un «non-lieu» ; de l’énorme scandale qui s’ensuivit, du quasi-mutisme du gouvernement - celui-ci chargeant le médiateur de la République de prononcer quelques mots de condoléances - ; et même de l’incroyable déploiement policier lors des funérailles de notre frère, comme si «l’ennemi de l’intérieur» - voire celui de l’étranger, Jannin tonnant contre les manifestants «boches» revenant occuper la région, mais si ! - était encore à craindre.
Et puis je me souviens des socialistes montant au créneau, l’occasion étant trop belle d’envoyer des bonnes salves au pouvoir giscardien… mais refusant de s’associer à nous, la famille, pour demander une loi interdisant l’usage d’armes de guerre (dont les grenades offensives) contre une manifestation - on ne sait jamais… C’était il y a bien longtemps, trente-sept ans, à Creys-Malville.
Ignorance. Aujourd’hui, sur le site de Sivens, le même drame se reproduit à l’identique, tout aussi lamentable. Je ne connais pas Rémi Fraisse mais imagine très bien ce que sa famille ressent, et dont nous nous sentons soudain si proches. Voilà où mène l’ignorance, voire le mépris, au plus haut niveau, des questions environnementales et de l’indispensable réflexion de fond, collective et démocratique, qu’elles imposent chaque jour davantage. Les citoyens moyens sont beaucoup plus en avance que leurs élus ! Voilà où mènent les vieux réflexes de «maintien de l’ordre» par la violence d’Etat, et la mise en branle de matériel de guerre contre des manifestants - fussent-ils agités. Voilà où mène l’obsession de la conquête du pouvoir sans vraie réflexion sur ce que l’on en fera. Froncer les sourcils, faire de viriles déclarations et envoyer la troupe n’est toujours pas une politique.
Et quel beau message à destination de «la jeunesse, priorité du quinquennat» ! Depuis Malville et d’autres drames similaires, les «socialistes» n’ont rien appris, rien compris, confirmant l’adage désabusé des historiens : «La seule chose que l’Histoire nous apprend, c’est qu’elle ne nous apprend rien.»
Paul Michalon